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Editos

Un projet d'ouvrage sur l’histoire stratifiée

Le concept d’histoire stratifiée n’appartient pas encore au vocabulaire courant de l’historien. Sa pratique est pourtant ancienne. Fernand Braudel, en octobre 1985, présentait à des élèves d’un collège de Toulon une leçon sur le siège de leur ville en 1707.

L’historien souhaitait leur montrer les résonances de l’histoire locale dans une histoire plus large. Il offrait ainsi une définition claire du concept d’histoire stratifiée et en soulignait l’intérêt pédagogique et citoyen. Cette histoire part donc de l’histoire locale - là où l’on vit - pour l’inscrire dans un cadre élargi, celui d’une histoire régionale, nationale, continentale et globale. S’agit-il seulement d’une histoire en tranches qui procéderait d’une découpe de strates successives dans un exercice certes séduisant mais qui peut apparaître un peu factice ?

Ce serait oublier que l’identité même du passé est stratifiée. Paul Ricoeur[1] a montré que le passé offre une altérité résiduelle, voire quasi nulle, quand il s’inscrit dans une familiarité, alors que l’altérité est démultipliée dans et par le « sentiment d’étrangeté ». Dévoiler les strates du passé possède une force heuristique évidente. Cela permet en en dissipant son étrangeté de mieux le connaître, de mieux le comprendre et de mieux en percevoir l’intérêt et les enjeux. Les historiens n’ignorent pas, et depuis longtemps, ces jeux d’échelles. Georges Duby, en 1973, avec Le Dimanche de Bouvines, avait montré qu’une simple bataille permettait d’appréhender les mentalités médiévales. Plus récemment, en 2020, Rémy Cazals, dans Mazamet l’industrielle, un demi-siècle d’exploration urbaine, en évoquant l’exemple de Mazamet et en en retraçant l’histoire riche, la reliait aux évolutions globales du système industriel (désindustrialisation, développement des friches, reconversion, innovations…).

Le jeu d’échelles, caractéristique de l’histoire stratifiée, présente donc un attrait évident. Mais elle est plus qu’une simple méthode. Connaître l’histoire du lieu où nous vivons, dans une société mondialisée, est devenu un impératif. Que ce soit sur le plan civique, culturel ou sur le plan pédagogique, nous avons besoin de connaître comment le passé a façonné l’espace où nous vivons. Nous avons besoin d’en connaître les faits marquants, les événements plus souterrains et d’identifier les résonances de cette histoire locale avec l’histoire. Un territoire n’existe que parce qu’il est, d’une part, approprié par un groupe social depuis plusieurs générations, et, d’autre part, appréhendé par la connaissance de son passé. Si est ainsi posé l’intérêt de l’histoire locale, celle-ci ne saurait exister sans être inscrite, insérée dans une histoire à plusieurs échelles, régionale, nationale, continentale, voire globale. Sanjay Subrahmanyam, dans sa leçon inaugurale au Collège de France, en novembre 2013, avait expliqué comment l’histoire globale se construisait. Elle procède par cercles concentriques, d’abord, la famille, le clan, l’ethnie, puis la ville, la patrie (ou la région d’appartenance), ensuite l’État-nation, etc.

Cette perspective a des conséquences sur l’histoire nationale. Cette dernière doit être interrogée, retravaillée, bousculée. Elle n’évoque en effet qu’une partie du passé d’un territoire. En 2017, sous la direction de Patrick Boucheron, une équipe d’historiens s’est intéressée ainsi à expliquer l’histoire de France par… le monde (Histoire mondiale de la France). Le succès éditorial de l’ouvrage, les critiques qu’il a subies, ont suscité des publications à l’étranger d’histoire mondiale de... On pense notamment mais pas uniquement, à L’Histoire mondiale de l’Italie sous la direction d’Andrea Giardina. Si ces travaux sont le signe d’un basculement historiographique en cours, il semble nécessaire que ce dernier ne se prive pas de la richesse de l’imbrication des échelles, où chacune a son importance. L’histoire locale est un réservoir de faits qui permettent de nuancer, d’affiner, voire de contredire des approches trop générales. C’est bien l’intérêt de la pluralité de l’histoire stratifiée que ce livre et la journée du 23 novembre 2023 associée veulent manifester.

Trois axes apparaissent. Le premier s’articule autour de l’intérêt heuristique de l’histoire stratifiée et sa place académique. Quelle est l’importance de l’histoire stratifiée dans la production universitaire ? Quelles périodes apparaissent le plus propices ? Les commémorations ont-elles permis d’ouvrir des domaines de recherche à l’histoire stratifiée ? Comment travaille-t-on sur de l’histoire stratifiée ? Qelles plus-values offre-t-elle à l’historien ?

Le deuxième axe envisage d’aborder l’histoire culturelle et l’histoire économique comme territoire privilégié de l’histoire stratifiée. Quelle est la place de cette histoire dans les cultures visuelles ? Quels sont les axes de recherches ? Comment l’usage de cette histoire renouvelle-t-elle les approches ? Peut-on imaginer une histoire stratifiée du cinéma ou de la bande dessinée ? Quid de la réception d’une œuvre culturelle ? Peut-on étudier les communautés de fans avec cette pratique ? Sur le plan de l’histoire économique, de nombreux chercheurs ont bâti des analyses élargies en partant d’une entreprise. On pense, parmi une bibliographie dense, à Marc Vernet qui en étudiant la firme Triangle Film corporation, analysait aussi la naissance d’Hollywood et du cinéma moderne (Ainsi naquit Hollywood. Avant l’âge d’or, les ambitions de la Triangle et des premiers studios, Armand Colin, 2018).

Le dernier, l’axe pédagogique, n’est pas le moins important. Quelle est la place de l’histoire stratifiée dans les pratiques des enseignants ? Quels exemples concrets peut-on offrir aux collègues ? Quelle est son statut au sein des programmes et des documents d’accompagnement telles que les fiches Eduscol ? Peut-elle alimenter ou conforter un pedagogical turn ?

Ce livre et la rencontre associée sont à l’initiative de Nuage Vert (nuage-vert.com), soutenus par le portail decryptimages.net avec la Ligue de l’Enseignement. Le lancement a lieu le 23 novembre 2023. L’idée est d’être pluridisciplinaire, multi-institutions et de l’ouvrir largement aux professionnels en France et à l’étranger

Avant le 30 mars 2023, toutes propositions d’articles (entre 15 000 et 30 000 signes pour juin 2023) sont à envoyer à :

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[1] Paul RICOEUR, La Mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, [2000] 2003, p. 47.
Dessin de Gg, collection Nuage Vert (nuage-vert.com)