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Editos

Il n’est plus de temps de guerre et de temps de paix dans la guerre mondiale médiatique

Decryptimages est interrogé sur le temps de guerre que nous vivons et l’usage des images. C’est normal, car après l’enferment du COVID, voici le retour des propagandes. Le retour ?

A titre personnel –vous le savez-- j’ai réfléchi de très longue date aux propagandes par l’image. Même si je déteste me faire le perroquet de moi-même et ressasser des écrits réalisés depuis des dizaines d’années, faisons un peu d’ego-histoire dans nos temps abrasifs d’obsolescence intellectuelle programmée.

Pour moi, le moment fondateur fut probablement le long travail sur la propagande par l’image en 1914-1918, temps décisif du « bourrage de crânes » (livre et exposition de 1987 --avant la réalisation de l’Historial de la Grande Guerre de Péronne). Ensuite, les exemples furent nombreux, avec des bilans collectifs entre la propagande sous Vichy, la guerre d’Algérie, la Yougoslavie, Voir/ne pas voir la guerre sur l’histoire de la photographie de guerre… Je résumais et conceptualisais tout cela en 2000 avec Les Images qui mentent. Histoire du visuel au XXe siècle (Seuil) et Un siècle de manipulations par l’image (Somogy).

Après le Dictionnaire mondial des images en 2006, j’ai publié en 2007 à partir d’un travail d’études statistiques européennes inédit que j’avais piloté : La Guerre mondiale médiatique (Nouveau Monde). Cela résume ma pensée sur ce point : nous sommes entrés dans un temps où publicité et propagande se mêlent, où temps de guerre et temps de paix s’imbriquent. Les cyber-attaques sont des agressions dans le virtuel pour des conséquences réelles, qui n’ont plus besoin du fracas des armes.

Voilà pourquoi le réveil soudain des consciences à cause de l’invasion russe en Ukraine est surprenant, tant les Etats comme les puissances commerciales ont depuis longtemps intégré l’importance des guerres d’influence par écran interposé. Cela s’est multiplié avec les réseaux sociaux (et la totale confusion des genres : des images de guerre et de massacres occupent Tik Tok baignées de musique rock, tel un clip musical). Ce n’est pas neuf, quand les Etats-Unis ont utilisé dès la Première Guerre mondiale leur industrie cinématographique comme véhicule de l’American Way of Life. On appelle cela désormais du « soft power ». « Soft » peut-être par l’aspect masqué, mais « hard » dans la réalité des conséquences avec l’injonction à paraître et les guerres d’images où la chute se fait dans la seconde et la célébrité sur un rien.

Le combat des supports : un label PLURI

L’importance de ce que j’ai appelé la guerre mondiale médiatique n’est donc plus niable. Les stratèges civils comme militaires intègrent même désormais un basculement où la guerre médiatique apparaît plus efficace et moins coûteuse à tous égards que la guerre matérielle. Cela incitera-t-il à porter une vision différente des enjeux, des publics, des buts ?

Les conséquences sont très vastes. Focalisons-nous sur un aspect : la question de la défense des libertés et des choix éclairés. Si nous ne souscrivons pas à une vision univoque autoritaire pour des raisons idéologiques ou religieuses ou d’intérêts financiers, comment opérer ? La défense de la plurivision (PLURI) par rapport à la monovision (MONO), la défense de la diversité, est ardue. C’est bien en général aussi le problème de la distorsion entre les milliards d’expressions personnelles et les quelques news répétées en boucle. En temps de guerre comme en temps d’épidémie, le processus de concentration se radicalise.

Que des communicants et des militants promeuvent des marques et des individus, des idées et des croyances, n’est pas choquant en soi. La question préoccupante demeure la délimitation des genres. Aujourd’hui, il faudrait séparer ces visions monosémiques et les supports défendant la plurisémie. Ce n’est pas clair pour le public. Un label PLURI appliqué à tous les supports qui veulent défendre des confrontations de points de vue, appliquant un code déontologique international, devrait être mis au point, avec possibilités de sanctions par un contrôle collectif. La pluralité se défend mal.

Il ne peut en effet suffire de dénoncer le complotisme, les fake news, les rumeurs délirantes. La rupture face au réel et à son interprétation est plus profonde : quand un président des Etats-Unis nie sa défaite électorale et théorise des « vérités alternatives » au mépris des faits, nous entrons dans une confusion totale volontaire entre croyance et information. En regard, j’observe des progrès car les particuliers et les professionnels perçoivent la fragilité des images : l’exposé de leurs conditions de prise de vue et de leur commentaire et contexte est plus important que leur contenu. La relation des différentes interprétations est alors essentielle car cela permet de comparer et de comprendre les mécanismes à l’œuvre. Elle doit accepter les méthodes de la vérification scientifique et de l’acceptation des faits dans la diversité évolutive de leurs interprétations.

La pluralité est aussi structurellement indigente –nous l’avons dit—lorsqu’un gouffre sépare les milliards d’expressions individuelles et quelques news qui tournent en boucle. Voilà pourquoi cet appel à la pluralité doit s’assortir du développement de médias-relais stratifiés du local au global. C’est bien l’émergence de tous ces médias locaux, régionaux, thématiques, qui devrait permettre de mettre en éveil ceux qui se veulent nationaux, continentaux ou internationaux. Sinon, comment réussir à faire des choix ? Nous devons changer d’échelle dans la structure médiatique pour sortir du précipice entre les milliards d’invisibilités et les quelques survisibilités. Terrassés par la cacophonie des milliards d’émissions, nous avons perdu toute ambition et tout volontarisme sur deux niveaux oubliés et pourtant essentiels : ici --là où nous vivons-- et la structuration planétaire, qui conditionne aussi nos existences terrestres.

Le combat éducatif planétaire : EDUCRITIC

Je voudrais finir en répétant ce sur quoi j’insiste depuis 40 ans : il serait temps de faire de l’éducation aux images à tout âge. Partout. Un vrai combat éducatif s’impose quand les savoirs ancestraux se perdent et les repères sur notre univers multimédiatique sont ignorés. Se situer dans l’espace, dans le temps et par rapport à ce réel projeté, cette vision indirecte sur écran qui est notre imaginaire ancré. Comprendre l’Histoire stratifiée comme l’histoire générale du visuel. Défendre les savoirs, c’est défendre la capacité à effectuer des choix éclairés.

Certes, il existe des milliers d’excellentes initiatives mais rien de coordonné et pas de repères généraux en histoire du visuel et en techniques d’analyse. Tout cela peut pourtant se faire de façon simple partout. Ici, à decryptimages, nous ne cessons de plaider pour cet impératif éducatif, qui est un impératif citoyen. Nos expositions gratuites en ligne y contribuent. Dans le respect de l’exigence scientifique (n’interdisant nullement l’imaginaire et l’irrationnel).

En effet, le refus des méthodes expérimentales et critiques de la science, la contestation des faits est un danger—répétons-le-- car, si toute conception du monde peut s’envisager dans une philosophie de la relativité, elle n’est tolérable qu’à condition de ne pas imposer la destruction des autres et d’accepter l’existence d’autres manières de penser.

Pas de dialogue planétaire humain sans acceptation de savoirs évolutifs et critiques. Cette démarche s’inscrit dans un mouvement international EDUCRITIC. Le combat éducatif doit ainsi se mener partout avec volontarisme. Partout où tant de populations sont démunies de tout savoir sur le fonctionnement de notre planète comme sur leur univers proche (l’histoire de là où ils habitent, leur environnement) : connaître la biodiversité et la culturodiversité participe d’une lutte contre un obscurantisme destiné à faire des individus des proies perdues prêtes à devenir des consommateurs addictifs de tout et n’importe quoi, produits, idéologies ou religions autoritaires. EDUCRITIC est une exigence à diffuser pour propager nos connaissances évolutives autant sur la biodiversité et le climat, que sur l’histoire du visuel ou la santé. Intéressons-nous à nos enjeux vitaux. Nous avons pourtant décollé du réel dans un metavers qui se moque de tout rapport aux faits et aux lieux, alors que nous devrions être obnubilés par l’accroissement de nos connaissances pour un rapport harmonieux à l’environnement.

Petite promotion pro domo : sur la question des médias, signalons qu’à Nuage Vert (nuage-vert.com) à Argentat-sur-Dordogne, dans la ruralité, un livre et une exposition sont consacrés en 2022 à LA MORT DE LA TELEVISION à travers les dessins de Dobritz. Christian Delporte et moi-même avons collaboré pour analyser les profondes transformations du support et ce que cela veut dire dans l’éparpillement médiatique, qui est aussi une concentration violente de notre ubiquité sur écran avec des formes d’inexistence.

La guerre mondiale médiatique en effet ne cessera pas, sauf à ce que notre planète subisse un mouvement-confetti de communautés séparées, autarciques, souvent antagonistes avec des déconnexions radicales. Ressaisissons-nous alors. Mettons en place ce label PLURI et ce combat éducatif critique car il vaudrait mieux s’occuper d’ici (de notre vision directe) et des problèmes réels fondamentaux collectifs --climat ou pollutions de la terre, de l’air, de l’eau. Unique dans le multiple. Soi et terriste (je viens de sortir un livre sur ce sujet avec Marc Dufumier : Pour une conscience terriste). N’en doutons pas, la manipulation des esprits à la faveur d’une déculturation généralisée est sûrement le pendant des dangers majeurs qui pointent et nous menacent. Alors, en guerre ou en paix, défendons ce slogan lancé en 2010 : Résistance des Savoirs / Knowledge is Beautiful !

Laurent Gervereau