La légende fait l’image ; l’image fait les fausses légendes

Laurent Gervereau

Un enfant palestinien meurt dans la bande de Gaza, sous les balles israëliennes, près de son père blessé tentant d'appeler au cessez-le-feu. Une photo, diffusée le 30 septembre 2000, montre un jeune Palestinien ensanglanté devant un policier hurlant à matraque. Certains disent que les balles tuant l'enfant sont palestiniennes. On découvre que le jeune homme s'appelle Tuvia Grossman et qu'il est étudiant juif américain.

Voilà bien le temps de la guerre de l'information. Nouveau phénomène dû à la rapidité des communication et la multiplication des médias ? Se rappelle-t-on que lorsque Guernica fut détruit par bombardement allemand, une grande partie de la presse reprit le communiqué des franquistes accusant les républicains d'avoir rasé la ville ?

Qui a en mémoire les gravures montrant en 1914-1915 les "hordes" allemandes (les "Huns") massacrant les enfants français  ?

En temps de guerre, les images les plus éloquentes sont toujours les plus dangereuses (massacres, morts d'enfants, de femmes, de vieillards, réfugiés, camps, ruines...) Elles établissent des hiérarchies de la douleur codées : un enfant vaut plus qu'une femme, une femme -surtout une mère- plus qu'un vieillard, un vieillard plus qu'un soldat de son camp... Elles déclenchent en nous des réflexes pavloviens. Nous ne réfléchissons pas par rapport à elles. Nous ne nous donnons pas le droit de réfléchir. Et c'est le commentaire qui fait l'image. Voilà pourquoi le temps de guerre, le temps de crise exige plus que jamais l'explication du contexte, de la prise de vue, du hors-champ.

Car nous ne regardons pas ces images, ces images nous déterminent. Elles nous déterminent émotionnellement : l'enfant contre le mur nous saisit d'horreur, le sang du jeune homme nous effraie par sa violence comme celle du policier (avec, dans une redondance propice, le rouge de l'incendie en arrière-fond). Elles nous déterminent, grâce au commentaire, pour un camp ou pour un autre : l'enfant palestinien est tué par les Israëliens dans une répression inadmissible, il est tué par les Palestiniens dans un coup monté machiavélique pour créer un martyr; le jeune homme palestinien vient d'être matraqué par un policier israëlien haineux et sauvage (le "Hun"), le jeune homme israëlien est protégé par le policier qui crie pour disperser la foule.

Ces images ne sont ni fixes, ni mobiles, ce sont des panneaux de signalisation afin de piloter nos réactions. Elles n'apportent nullement la complexité de certaines photos en décalage, ni celle d'un reportage furetant autour des conditions réelles de sa réalisation. Non, elles n'ont aucune importance. Elles sont interchangeables, de la même manière que leurs légendes ou commentaires sont permutables. Ce sont des symboles, des drapeaux, des stéréotypes. Quand nous les voyons, nous devrions alors nous efforcer de résister à nos empathies.

Fermons les yeux. Cherchons résolument les récits croisés, les enquêtes longues, la durée, plutôt que ces résumés symboliques expéditifs.

Et pourtant l'enfant est mort.