10 images qui ont changé le monde
- par Laurent Gervereau
De la Préhistoire à nos jours, voilà 10 images qui révèlent et font regarder le monde autrement. Alors que tout se bouscule sur nos écrans, decryptimages vous propose quelques étapes fondamentales de la création visuelle humaine.
Qu'il y ait aujourd'hui un « monde des images », une circulation planétaire instantanée, une accumulation exponentielle, personne n'en doute. Que nous soyons, pour la première fois dans l'histoire, en contact avec des représentations de toutes époques, de toutes origines géographiques et sur tout support, chacun le constate. Mais en tirons-nous toutes les conséquences ? Beaucoup continuent à défendre des prés carrés nationaux ou autour de techniques (la peinture à l'huile ou la photo, la cinéma ou l'architecture...) Cela n'a vraiment aucun sens quand les spectateurs lisent des journaux, voient des affiches, regardent des tableaux sur le Net et quand les créateurs pratiquent le dessin, la sculpture, la vidéo, la photo et le numérique en ligne concomitamment. Mais jadis la création visuelle humaine ne faisait pas non plus de séparation entre parure humaine et habitat.
Alors c'est bien l'ensemble de la création visuelle humaine que nous devons aujourd'hui appréhender. C'est elle qui, de toute façon, s'impose à nous. Deux attitudes sont alors possibles : celle d'une consommation indifférenciée et celle de l'acquisition de connaissances pour comprendre et choisir. Ne pensons pas qu'il n'y a pas là objet de débat. Certains refusent les images par principe comme pernicieuses et dangereuses et veulent donner quelques représentations en seul objet de vénération, d'autres, à l'inverse et pour des raisons commerciales évidentes, souhaitent bâtir une sorte d'imaginaire planétaire de consommation collective. Dans un tel contexte, défendre le savoir pour éclairer le choix relève d'une conception claire de la société présente et future : celle d'individus divers éclairés dans un monde pluriel.
Cela posé, affronter des milliards d'images n'est pas une chose simple.
Le scandale de milliards d’images mises au rebut
Je crois que ce qui m'a donné un déclic singulier, par rapport à ce sujet, tint au fait d'entrer (il y a trente ans cette année, en 1978) dans un musée sur le XXe siècle et de constater que la majeure partie des images qui y étaient conservées ne faisaient l'objet d'aucune étude, sans que cela ne pose question. Le scandale d'une séparation totale entre chercheurs et conservateurs, doublé d'un mépris condescendant des historiens pour l'image (réduite à l'état d'illustration servile de leur savoir textuel), ne gênait apparemment personne. Parallèlement, les historiens d'art s'occupaient principalement des œuvres (peintures et sculptures) d'auteurs célèbres, et les sémiologues ou sémioticiens surtout de travaux contemporains. Des milliards d'images étaient ainsi stockées, en déshérence, dans l'oubli le plus total, ou jetées (merci aux collectionneurs privés).
A la suite de la sémiologie des années 1970, se sont développées aux Etats-Unis dans les années 1980 les "Visual Studies". Les Visual Studies mêlent l'art du Quattrocento, l'affiche ou les tags, comme s'il existait une immanence de la représentation. Elles sont ainsi significatives d'un grand mouvement de décontextualisation. A l'heure d'Internet et de l'accumulation indifférenciée sur écran, voici donc un symptôme : voir William J. Thomas Mitchell, Iconologie. Image, texte, idéologie, Les Prairies ordinaires, 2009 (traduction). Les travaux anthropologiques d'Hans Belting en Allemagne relèvent aussi d'une volonté de sérier des constantes à travers le temps dans la production visuelle humaine, une sorte de grammaire universelle, mais n'est-ce pas tirer la planète souvent vers une vision occidentalo-centrée ?
Parallèlement en France, encouragé par des pionniers comme Michel Pastoureau sur le Moyen-Age, Maurice Agulhon et ses travaux concernant Marianne ou Marc Ferro sur cinéma et histoire, j'ai pu développer alors des expositions transdisciplinaires au Musée d'histoire contemporaine à partir des années 1980 et créer en 1992 un groupe d'études sur l'image (avec notamment Fabrice d'Almeida, Philippe Buton, Antoine de Baecque, Christian Delporte, David El Kenz). Du côté des historiens d'art, Laurence Bertrand Dorléac fut motrice dans ces rapprochements histoire-histoire de l'art, comme Philippe Dagen, Gérard Monnier, Serge Guilbaut au Canada, Sarah Wilson en Grande-Bretagne et Michel Frizot ou Michel Poivert pour la photographie. Nous avons embrassé tous les domaines, réveillé les nécessités de contextualisation, et compris combien les passerelles étaient indispensables.
Sans nier la nécessité d'études très spécialisées, nous avons analysé avec d'autres l'ensemble de la production visuelle à chaque époque, c'est-à-dire l'ensemble de ce que chacune et chacun voyait : photos et dessins de presse, affiches, cartes postales, films, peintures, architecture, mode... Cela a pu concerner, tant la période du gouvernement de Vichy, la Russie et l'URSS, la guerre d'Algérie, la déportation, la Première Guerre mondiale, les Sixties, la Yougoslavie ou l'affaire Dreyfus. Cela a concerné aussi la première histoire de la télévision en France (La grande aventure du petit écran) ou celle de la photographie de guerre mondiale (Voir / ne pas voir la guerre).
Aujourd'hui, le principe semble acquis, même si notre pays diffuse mal son savoir à l'étranger. Mais quels repères simples pouvons-nous en déduire ?
Est-il possible de résumer la production visuelle humaine ?
Non, dira-t-on spontanément. Et pourtant trois grandes étapes semblent bien architecturer ce maelström d'images. Au départ, nous observons une origine africaine de notre espèce. Il y a 60 000 ans, ces peuples partent sur tous les continents. Dès cette époque, nous restent des parures de corps, car, bien sûr, la majeure partie de la production visuelle a disparu. Nous assistons alors à un jeu d'influences, de correspondances et de caractéristiques locales qui ne vont que s'amplifier au Néolithique. La sédentarisation multiplie les traces. Les civilisations et les dieux naissent (meurent aussi). Elles sont toutes le fait d'influences et d'innovations. Elles diffusent leurs représentations au-delà de leur territoire (statuettes, monnaies, vaisselle, tissus...)
Et puis, à Florence pendant la Renaissance italienne, les artistes (notamment Vasari avec ses vies de peintres) s'auto-célèbrent et promeuvent une autonomie de la création plastique : l'art. Il ne s'agit plus alors de réaliser des objets ou architectures esthétiques et utilitaires, mais de pouvoir penser des œuvres destinées principalement à la délectation esthétique. On sait la postérité du concept jusqu'à aujourd'hui, puisque l'art est réalisé partout et que tout peut devenir art. Art vorace, quand il annexe toutes les civilisations (Cambodge ou Egypte) et les objets industriels (Duchamp), art submergé désormais par son mode de perception : les images.
En effet, ce qui est et reste un objet unique est vu principalement désormais à travers sa reproduction sur tous supports. C'est le résultat de la multiplication industrielle des images. Elle commence au milieu du XIXe siècle avec l'ère du papier (timbre-poste, affiches, presse illustrée, photographies, cartes postales, emballages...) Elle se poursuit avec le temps industriel du cinéma (autour de la Première Guerre mondiale jusqu'aux années 1950), puis celui de la télévision (depuis les années 1960). Aujourd'hui, avec Internet, nous assistons à l'ère du cumul, à la fois sur les supports d'origine et en circulation numérique.
10 exemples
de transformation de notre regard
(production visuelle ou arts ?)
La France s'attache à l'histoire des arts. Les États-Unis promeuvent les "visual studies". Le danger de la première option – qui est un bon début et est traitée d'ailleurs par de grands spécialistes dans le Dictionnaire mondial des images – est de véhiculer un prisme européen (la notion d'art est purement européenne) en s'ouvrant à l'aveuglette à la fois sur les périodes antérieures aux "arts" et sur les autres continents. Le péril de la seconde option est de permettre des parallèles brillants dans le temps et dans l'espace, mais avec une décontextualisation totale qui apporte de la confusion supplémentaire au maëlström ambiant.
Répétons-le, la seule solution est de donner des repères chronologiques généraux qui embrassent la planète entière et tous les supports d'images : une histoire mondiale de la production visuelle humaine. Elle est esquissée dans Images, une histoire mondiale. Cela se complète naturellement par des développements sur les techniques d'analyse et par des ouvertures sur les processus de création (avec des créateurs) et la fabrication de chaque type d'image.
Mais il nous a été demandé très souvent des bases simples, des bornes pour expliquer, des tous petits aux plus grands, cette production visuelle humaine si abondante et si confuse. Voici donc quelques étapes, évidemment à adapter et à développer par chacune et chacun, qui permettent de clarifier les grands processus. Ils ont été réalisés aussi sous forme d'animations.
Les femmes aussi
Le premier vient tôt en Afrique. Voilà probablement un bijou portant des entailles symboliques (40 000 ans, Afrique du Sud). La géométrie précède la description. Elle accompagne les parures de corps pour femmes et hommes, réalisées partout par des femmes et des hommes. Ainsi, penser que le geste esthétique n'est qu'un phénomène masculin n'a décidément pas de sens.
L’humain idéal
Avec la sédentarisation au Néolithique, se développe la figuration humaine, en particulier autour du modèle du Roi-prêtre (Uruk, 3300 av JC). Il est un idéal de beauté et un symbole à la fois de sagesse (mains croisées) et d'autorité virile (barbe et sexe). Là encore, parures, peintures, conditions de célébration ont disparu.
Toujours, circulations et influences
Ce modèle aura une longue postérité. Il est concomitant de principes constants d'influences, de circulations d'objets, dont le trésor de Begram au premier siècle en Afghanistan est caractéristique : pièces de Grèce antique, Inde, Chine sont retrouvées ensemble.
Et les artistes inventent l’art en Europe
Mais l'Europe va inventer une notion singulière à l'immense succès : l'art. Avec Vasari et l'allégorie de la Peinture (fresque pour sa propre maison à Arezzo, 1542), nous sommes ainsi au cœur de l'invention de l'art par les artistes. Vasari s'auto-célèbre en racontant les vies de ses collègues. L'art devient œuvre de pure délectation esthétique (avec la peinture à l'huile profane de Van Eyck). Il circule grâce à des petits formats et aux estampes.
De l’estampe à la bande dessinée,
le triomphe des images imprimées
Quand Philipon, lui, crée le journal La Caricature, il profite du début de la multiplication industrielle des images sur papier en défendant une presse d'opinion mêlant textes et images satiriques (Granville, Daumier). Ce modèle, pourtant attaqué par la censure comme la célèbre métamorphose de Louis-Philippe en poire (1831), influencera toute l'Europe, puis le monde. Images politiques, images de propagande triompheront alors au XXe siècle.
Notons que ce passage de l'estampe, de la gravure à la presse ou au livre, correspondra également aux premières étapes de ce que la tête "évolutive" (par ellipses) de Louis-Philippe annonce : le triomphe de la bande dessinée jusqu'au manga japonais. Voir les travaux en ligne du CNBDI à Angoulême sur la bande dessinée, l'important travail en ligne de la BNF sur les images imprimées et nos témoignages d'artistes et de techniciens.
Où est le réel ?
La photographie d'Hippolyte Bayard en noyé est un jeu avec la réalité. Ainsi, cette photographie, que l'on croit être une copie fidèle de ce que l'on voit, se révèle toujours une interprétation influencée par le choix du sujet, le choix du cadrage, la légende. Bayard, en mystifiant le spectateur, affirme que la photo n'est jamais une preuve mais toujours une interprétation circonstancielle du réel. Voilà pourquoi, souvent, l'explication des conditions de la prise de vue est si importante.
Alors, nous ne saurions trop conseiller de travailler sur le choix du sujet et le choix du cadrage, traité notamment à travers une animation de [décrypter la photo] à partir d'un grand panorama hongrois du Musée national de Budapest.
Séduire pour vendre
La publicité, elle aussi, naît au XIXe siècle à travers le packaging mais surtout l'affiche vue par tous dans la rue, lancée grâce aux chromolithographie de Jules Chéret. De plus, sa technique du déplacement (une jeune fille séduisante pour vendre du pétrole) reste une des règles de base de la communication d'aujourd'hui.
Le cinéma : spectacle public diffusé
Le cinéma (première projection publique le 28 décembre 1895) reste, lui, un fantastique spectacle collectif de diffusion massive. Un de ses processus essentiels reste le montage qui oriente profondément le sens de ces images mobiles : voir à ce sujet [décrypter un film] et l'animation sur le montage de [décrypter les images]. Voir aussi les nombreux travaux pédagogiques en ligne sur le cinéma que nous recensons dans notre portail.
Chef-d’œuvre caché, chef-d’œuvre-image
Les artistes ensuite, à l'aube du XXe siècle, brisent la matière picturale (cubisme, expressionnisme) et toutes les conventions de représentation (avant-gardes). Souvent très confidentielles au départ (comme Les Demoiselles d'Avignon de Picasso en 1907, qui ne sont pas exposées avant 1916), leurs oeuvres font images ensuite en influençant l'ensemble de l'esthétique quotidienne. Voir à ce sujet les grandes étapes de la création artistique dans le chapitre "Une histoire particulière : l'invention de l'art en Europe" (Images, une histoire mondiale) et les témoignages d'artistes sur ce site. Voir aussi l'important travail en ligne des grands musées mondiaux et de sources comme "L'Histoire par l'image" sur le site de la RMN.
Le monde en direct ?
Alors que la télévision, au contraire, apporte le direct à la maison : l'illusion du monde chez soi. Elle triomphe dans le monde des années 1960 – 1950 aux États-Unis – aux années 2000. Voir aussi la synthèse dans Images, une histoire mondiale et les travaux en ligne sur la télévision française réalisés par l'INA.
Conclusion : une culture globale ?
Désormais, avec Internet, se pose la question du brouillage généralisé des messages. Quand un manga est jeu vidéo, prétexte à cosplay (déguisement des fans), dessin animé et qu'il associe des mythes de tous les continents, se pose en effet la question d'une culture globale. Moyen de lier les individus ou facteur d'acculturation ?
Voilà pourquoi nous devons plus que jamais, incités par ces quelques exemples, pousser la réflexion et regarder autrement le monde des images. En tout cas, donner des repères visuels devient un impératif central. C'est le combat de la connaissance pour éclairer les citoyens contre tous les obscurantismes intéressés. Le savoir est peut-être désormais un acte de résistance.
Voir plus loin ?
En complément à ces repères de base, vous pouvez consulter le Dictionnaire mondial des images (éditions Nouveau monde) et ses nombreuses bibliographies, ainsi que Images, une histoire mondiale (Nouveau monde, Scréren/CNDP) dont voici le sommaire.