GB Tran, Vietnamerica
Plusieurs niveaux de récit peuvent être envisagés dans Vietnamerica, le parcours d’une famille.
Un premier niveau concerne la vie de la famille de l’auteur aux Etats-Unis, depuis son arrivée en 1975 jusqu’à son éclatement territorial aux quatre coins du pays au début du XXIe siècle. Le parcours de naturalisation sur cinq ans et la difficile acculturation sont montrés sans détours, comme lors de l’arrivée de la famille en Caroline du Sud : « Nous étions tous un peu submergés par ce redémarrage à zéro. Les choses les plus simples nous semblaient soudain insurmontables. Dans cette culture étrangère qui menaçait la nôtre. »

©Vietnamerica, le parcours d’une famille GB TRAN, p. 43
Un second niveau de récit raconte le premier voyage de GB Tran et de ses parents au Vietnam, en 2006, pour les funérailles de la grand-mère maternelle. L’immersion dans le pays se révèle plus difficile pour l’auteur que ce qu’il avait imaginé,à l’image du choc culturel ressenti par ses parents lors de leur premier voyage de retour au Vietnam après leur exil, en 1994.
Un troisième niveau de récit, le plus conséquent de l’album, retrace la destinée des lignées paternelle et maternelle depuis la naissance du père de GB Tran, en 1941, à Mytho, sous occupation japonaise et s’achève pour l’essentiel le 25 avril 1975, lors de la chute de Saigon, alors que les parents de l’auteur parviennent à prendre la fuite pour les Etats-Unis par la voie aérienne. La réunification du Vietnam est évoquée, toujours en mêlant mémoire intime et histoire du pays : « La dictature et la corruption réapparurent de plus belle. Le père de papa était une exception. »
La précision des repères chronologiques comme des lieux de la géographie familiale (la fuite du Nord vers le sud du Vietnam pour la lignée maternelle, les migrations entre Saigon, la montagne et le littoral sud-vietnamien pour les deux familles) permettent de saisir les différentes facettes du pays et de ses habitants durant cette période troublée. L’engagement idéologique du grand-père paternel, médecin au faveur du Vietminh puis du Vietcong avant qu’il ne perde ses idéaux, l’union de la grand-mère paternelle avec un colonel français tué lors d’une attaque vietnamienne et dont elle eut un fils, l’endoctrinement idéologique subi par les populations locales, la torture et les violences pratiquées tant par les occupants Japonais que Français et Américains que par les Vietnamiens sont clairement montrés. La famille maternelle semble représentative de la population ordinaire soumise au gré des événements historiques et contrainte à des migrations forcées pour tenter de survivre. L’exil, ses causes et ses modalités, ses impossibilités également, apparaît à de nombreuses reprises, tant dans les textes « Les gens cherchaient désespérément à fuir le pays. Mais il fallait beaucoup d’argent pour cela : pots de vin, autorisations officielles, billet de bateau » que dans les dessins. La déportation en camp de travail, dont est victime l’ami d’enfance du père, est décrite dans des vignettes explicites où l’on voit, par exemple, des prisonniers travailler à l’intérieur de barbelés surveillés par des gardiens armés et d’imposants miradors, tandis que le texte spécifie : « Les intellectuels constituaient la plus grande menace pour le nouveau gouvernement. Médecins, hauts fonctionnaires, politiciens et universitaires, les gens comme Do en somme, tous étaient considérés comme dangereux. Plus vous étiez intelligent, plus loin on vous déportait. »
Sur le plan graphique, l’album se révèle riche en styles et en couleurs. Le style est généralement, réaliste, les personnages sont bien campés, même s’il est parfois difficile, au début du récit, de faire la différence entre les différents acteurs. Dans des situations extrêmes, l’auteur fait parfois la part plus grande aux figures géométriques, l’image s’inscrivant en résonance des écrits.

©Vietnamerica, le parcours d’une famille GB TRAN, p. 103
La variété des couleurs employées est grande. Les couleurs foncées prédominent d’une manière générale pour les moments passés, des verts pour le Vietnam rural, beaucoup de gris et de noir pour les épisodes tragiques, des bleus parfois plus doux pour des instants heureux. Certaines vignettes sont résolument vives et font penser à des œuvres de pop art, ce qui introduit des ruptures graphiques assez fréquentes dans l’album.
GB Tran utilise plusieurs techniques pour réaliser son ouvrage, majoritairement le dessin mais également la peinture ainsi que le pochoir. Il pratique également l’inclusion de photographies familiales, lesquelles n’ont, semble-t-il, pas de visée artistique et esthétique mais ont une valeur d’attestation, GB Tran réalise ici un récit mémoriel en bande dessinée, il écrit et produit des images pour donner corps à une histoire personnelle vécue.
Vietnamerica, le parcours d’une famille s’inscrit au croisement de plusieurs tendances observables dans la bande dessinée contemporaine. Tout d’abord, il s’agit d’un album autobiographique, un genre de plus en plus recherché par les auteurs de bande dessinée, qui, comme leurs homologues en littérature générale, participent à la problématique des écritures de soi. Le développement de la bande dessinée autobiographique a cours depuis les années 1980 et s’est accentué dans la dernière décennie, avec l’apparition des blogs bd, dont il existe plusieurs dizaines de milliers dans le monde. GB Tran tient pour sa part deux blogs, dans lesquels il consigne ses dessins, ses projets et ses actualités.
Par ailleurs, Vietnamerica, le parcours d’une famille est un album à caractère historique, un genre également en croissance, à une époque où on accorde une importance accrue à l’histoire ainsi qu’à la mémoire des faits passés, en particulier des évènements traumatiques. La bande dessinée historique était majoritairement constituée d’œuvres de fiction jusqu’à la publication de Maus, d’Art Spiegelman, en 1986, un album qui raconte de façon magistrale à la fois la vie des parents de l’auteur, Juifs polonais confrontés à la Shoah, leur déportation à Auschwitz puis leur exil aux Etats-Unis ainsi que les rapports difficiles du narrateur avec son père. Depuis Maus, un certain nombre d’albums relatent des histoires vécues et sont des récits mémoriels historiques en bande dessinée, c’est-à-dire des récits qui concernent une mémoire intime et se réfèrent à un épisode historique marqué. Vietnamerica, le parcours d’une famille s’inscrit dans cette lignée. L’album rencontre un succès important, comme en témoigne sa traduction très rapide en français et en espagnol et l’obtention de nombreuses distinctions. Vietnamerica, le parcours d’une famille a ainsi été classé par le Time en avril 2012 parmi les dix plus importants romans graphiques mémoriels de tous les temps, à l’égal de Maus et de Persepolis de Marjane Satrapi, un récit qui raconte l’enfance et l’adolescence de l’auteur, à partir de la révolution islamique en Iran en 1979 et jusqu’en 1994.