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édito

Comment et pourquoi faire de l’histoire stratifiée ?

Le concept d’histoire stratifiée n’appartient pas encore au vocabulaire courant de l’historien. Sa pratique est pourtant ancienne. Fernand Braudel, en octobre 1985, présentait à des élèves d’un collège de Toulon une leçon sur le siège de leur ville en 1707.

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La fantaisie des Dieux

Il ne s’agit pas dans cet album, d’expliquer les causes et les aboutissants de ce génocide mais bien de suivre, comme dans tout récit mémoriel en bande dessinée, l’itinéraire d’une personne confrontée à une réalité historique, ici tragique. On ne découvrira donc ici qu’une petite part de ce qu’il s’est passé au Rwanda.

L’album est construit sur la base d’allers-retours entre la situation vécue par le reporter en 1994 et celle existante en 2013, alors que Patrick de Saint-Exupéry revient au Rwanda accompagné du dessinateur Hippolyte, pour réaliser ce récit mémoriel en bande dessinée.

Ensemble, ils refont l’itinéraire qu’avait suivi Patrick de Saint-Exupéry, l’arrivée à Kibuye, un lieu enchanteur sur les rives du lac Kivu, surnommé par les Rwandais « la fantaisie des Dieux ». Là comme ailleurs les Tutsi y ont été pourchassés, exécutés jusqu’à l’intérieur des lieux de culte comme le home Saint-Jean, où 4700 personnes avaient trouvé refuge le 17 avril 1994 et où presque toutes ont été exécutées. Une jeune femme, nommée Providence, rare rescapée de ce massacre, témoigne en 2013 devant les auteurs : « J’entendais les cris. J’entendais les gens mourir. Jamais avant l’arrivée des assaillants, on aurait imaginé ça. Comment l’imaginer ? En quelques heures, c’était fini. ». Ces paroles font écho aux atrocités commises durant la Shoah tandis que le reporter explique : « Ce dimanche à Kibuye, il y a eu quinze mille tués. Ce n’était qu’une infime partie du génocide. Du 6 avril au 10 juillet 1994, on compte huit mille tués en moyenne chaque jour. Une productivité deux fois supérieure à la solution finale nazie de Treblinka. »

fantaisie p.26-2

Une seconde étape voit le départ le 27 juin 1994, de Patrick de Saint-Exupéry accompagné d’autres journalistes et de soldats français pour Bisesero à la recherche de survivants de massacres. Égarés, ils arrivent à Nyagurati, un village de tueurs Hutu, où des hommes leur expliquent posément comment et pourquoi ils ont exécuté des Tutsi, qualifiés de malfaisants, y compris des enfants. Un instituteur a assassiné plusieurs de ses élèves. Écoeurés, les hommes poursuivent leur route.

La troisième étape les mène peu après à Bisesero, où ils découvrent des survivants tutsi qui leur montrent la réalité des massacres, des fosses avec des corps juste ensevelis. Alors que les Tutsi implorent les soldats français de rester pour éviter la poursuite des tueries, ceux-ci, sans ordre en ce sens de leur état-major, sont obligés de repartir. Bien qu’un rapport sur l’urgence de la situation ait été fait par le responsable militaire présent avec Patrick de Saint-Exupéry, il faudra trois jours pour que le 30 juin 1994, d’autres militaires français interviennent à Bisesero et découvrent avec effarement les charniers et des survivants désormais bien moins nombreux que trois jours avant. Un gendarme s’effondre en réalisant qu’ayant été l’instructeur de la garde présidentielle l’année précédente, il avait contribué indirectement au génocide des Tutsi.

La quatrième étape évoque la migration des rescapés de Bisesero dans les camps de Goma au Zaïre, où sont également accueillis des milliers de Hutu, encadrés par des soldats français. Là, l’extermination des Tutsi se poursuit, parallèlement à une épidémie de choléra qui décime la population des camps.

Un épilogue évoque une cérémonie Hutu en hommage au chef d’état major des armées françaises en 1994, l’amiral Lanxade, en remerciement de l’aide apportée par la France. Une double page précise enfin des éléments sur les acteurs de l’histoire.

La fantaisie des Dieux est un album engagé, où dès la première page, Patrick de Saint-Exupéry dénonce la responsabilité de la France dans le génocide rwandais, le pays s’étant engagé par l’intermédiaire du président de la République de l’époque, François Mitterrand, au côté du régime extrémiste hutu au pouvoir, responsable de la préparation des massacres. La responsabilité d’autres membres du personnel politique en exercice ainsi que de l’état-major de l’armée française durant le deuxième septennat de Mitterrand (1988-1995) est également mise en cause plus loin dans l’album. Ainsi l’attitude d’Alain Juppé, alors ministre des Affaires étrangères et d’Hubert Védrine, secrétaire général de la présidence de la République sont également représentées de façon ironique et onirique. Des bulles présentent Hubert Védrine et reprennent des paroles prononcées par lui lors de l’opération Turquoise : « Nous pouvons être fiers, fiers de notre armée » tandis qu’Alain Juppé ajoute « fiers de notre action.» Comme dans la première planche de l’album, où sur le dessin du visage impassible de Mitterrand s’inscrit un réquisitoire implacable sur la réalité du génocide des Tutsi du Rwanda. Le texte apparaît ici en décalage complet avec la tragédie vécue par les Tutsi et les victimes du génocide.

fantaisie 12

L’album présente à plusieurs reprises les témoignages de rescapés des massacres. Cette particularité se retrouve à de multiples reprises dans les récits mémoriels historiques en bande dessinée sur la Shoah ainsi que dans des fictions concernant le génocide arménien1. Ainsi, dans La fantaisie des Dieux Rwanda 1994, Providence raconte comment elle a échappé à la mort le 17 avril 1994, en se cachant aux abords du home Saint Jean. Cette proximité a fait qu’elle a tout entendu de la réalité du massacre, une expérience terrifiante et inhumaine, semblable à celle vécue par une jeune fille juive qui échappe à une action d’extermination dans la campagne ukrainienne à l’été 1942 et qui est racontée dans La fille de Mendel, un récit mémoriel historique de Martin Lemelman2.

Sur le plan graphique, l’album est traité en couleurs, avec une prédominance de tons bleus et verts et un dessin très doux. L’utilisation de l’aquarelle contribue à accentuer le contraste entre des paysages magnifiques et une réalité humaine terrifiante, sans que jamais Hippolyte, le dessinateur, ne tombe dans le voyeurisme. À plusieurs reprises, Hippolyte dessine des doubles pages entièrement bleues, vastes séquences réflexives et oniriques, où s’expriment les interrogations terribles des rescapés, des soldats français et des auteurs. Les violences sont davantage évoquées par le texte que par le dessin, les auteurs procèdent à leur monstration avec pudeur et par ellipses, ce qui n’enlève rien à la force de l’album. Ainsi des maisons brûlées sont évoquées par une traînée noire, rien n’est visible du désastre, et rares sont les fois où des corps suppliciés sont dessinés.

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L’album présente la particularité d’intégrer des photographies en noir et blanc prises en 2013, de vastes et sobres panoramiques qui s’intègrent comme les autres vignettes à la planche, comme Emmanuel Guibert a pu le faire dans ses albums Le photographe et Des nouvelles d’Alain, ce qui permet d’appréhender encore mieux la réalité du pays des mille collines. La géographie des lieux est d’ailleurs souvent dessinée avec précision, en particulier l’étagement de la végétation dans les collines, les paysages lacustres ou bien encore les éléments caractéristiques de la faune et de la flore.

 

1 Pour des précisions sur la représentation de ces génocides en bande dessinée, on peut consulter les articles suivants : Isabelle Delorme, "Le génocide arménien, de la reconnaissance sur la scène internationale à son émergence dans la bande dessinée : histoire d'une rencontre mémorielle", revue "Témoigner. Entre histoire et Mémoire", n°109, mars 2011, p.94 à 116 et Isabelle Delorme, "Le génocide juif au risque de la bande dessinée : Enseigner et transmettre autrement la Shoah" Revue d'Histoire de la Shoah, n°193, juillet-décembre 2010, p.235 à 261.

2 Martin LEMELMAN, La fille de Mendel, Editions ça et là, 2007

Dans La fille de Mendel, Martin Lemelman raconte la vie de sa mère, Gusta Mendel, fille d’un commerçant juif aisé de Germakivka, petite ville de Galicie orientale, aujourd’hui ukrainienne, dont la famille est confrontée au nazisme du début des années 1930 jusqu’après la Seconde Guerre Mondiale.

Isabelle Delorme (Sciences Po Paris, France)