
L’ANACHRONISME COMME OUTIL PEDAGOGIQUE
L’histoire du visuel est devenue une priorité absolue dans l’enseignement pour donner des repères dans la confusion du tout et n’importe quoi qui nous assaille sur les écrans : avoir des bases pour qualifier les images, les identifier. Ceci posé, profitons de l’actualité pour aborder ce qui est devenu une difficulté dans la plupart des musées de beaux-arts : l’incapacité pour un public jeune et moins jeune de comprendre la quasi-totalité des œuvres anciennes, de peinture religieuse ou profane.
Prenons deux exemples récents. A l’heure du marketing muséal où un peu d’impressionnisme, un peu de sexe ou de violence, un peu de Picasso fabrique des manifestations qui sont souvent des opérations de com’ plus que des pensées visuelles (et encore moins l’occasion d’avancées scientifiques), il reste heureusement ce que nous pourrions appeler des manifestations « courageuses ». De celles dont on ne peut attendre de drainer les foules mais qui éclairent des artistes oubliés ou traitent de sujets stimulants.
Nous aurions pu parler ici de beaucoup d’opérations de qualité sur tout le territoire. La sortie de deux livres aux éditions Somogy, de ces « bottins » de papier, de ces « sommes » difficilement transportables, de ces objets matériels accumulant les recherches, nous donne l’occasion de souligner une résistance des savoirs utile. D’abord, l’ouvrage sur l’œuvre de Yoko Ono à l’occasion de l’exposition au Musée d’art contemporain de Lyon. Yoko Ono était une artiste liée au mouvement Fluxus. Elle réalisait des happenings bien avant de rencontrer John Lennon (qui d’ailleurs l’a rencontrée lors de l’inauguration d’une exposition dans une galerie). Elle fut aspirée par la légende tragique, quand elle ne continue pas d’être regardée comme la cause de la séparation des Beatles : bref, une hyper célèbre inconnue.
Faire un livre et une exposition (les deux ont leur utilité spécifique) permet alors d’éclairer et de découvrir le travail de quelqu’un de secret n’ayant cessé en fait d’interroger son époque. Pour le comprendre et éviter de passer rapidement face à des œuvres pouvant être regardées comme des gags ou des installations absconses, un double mouvement est nécessaire. D’abord rappeler les raisons de l’œuvre et le contexte dans lequel elles ont été réalisées. Ensuite probablement utiliser des exemples familiers à un jeune public, ou ceux d’un moins jeune public, pour traduire ces œuvres dans la culture visuelle contemporaine.
Certes, le plaisir d’un contact direct dans les musées avec l’organisation visuelle des expositions reste fondamental. Mais il est nécessaire d’intégrer le fait que, pour certains publics, l’accompagnement est indispensable sous peine de passer à côté de toute compréhension et de toute émotion. Il se fait en deux temps : l’immersion propre à la contextualisation et la traduction avec une transposition à travers des représentations connues, une forme de « traduction » généralement anachronique.
Avec notre second exemple, la chose est encore plus criante. Le Musée du Louvre consacre en effet une manifestation à un artiste très méconnu du grand public et fort oublié : Hubert Robert. Un ouvrage apporte un savoir scientifique très utile, un ouvrage courageux (même si la maquette et l’organisation traditionnelle le rend plus rébarbatif d’aspect). L’exposition est la plus importante rétrospective de cet artiste de la fin du XVIIIe siècle depuis très longtemps. C’est fort louable, car qui s’intéresse à Hubert Robert aujourd’hui ? Or il s’agit d’un artiste important visuellement et intellectuellement.
Là encore, immersion et transposition sont nécessaires. Elles devraient d’ailleurs probablement gagner les musées de beaux-arts, non pas systématiquement pour toutes les œuvres mais avec des points de focalisation, des développements spécifiques sur une pièce particulière (faisant ainsi comprendre ce qui pourrait être réalisé sur d’autres). Prenons le Corridor de la prison Saint-Lazare appartenant aux collections du Musée Carnavalet, peint par l’artiste prisonnier en 1794. Il en existe deux versions (l’autre est à l’université de Stanford). Elles sont très difficiles à reproduire à cause de ce rapport entre l’immense couloir sombre et la trouée de lumière du fond.
D’abord, il faut donc contextualiser et parler de la réclusion d’Hubert Robert. Pourquoi est-il prisonnier ? Et comment vit-il ? Il faut expliquer alors ce qu’est ce « lugubre corridor » et la précarité de la situation. Visuellement, les choix du peintre sont essentiels. Certes, ils peuvent être comparés à d’autres de ses tableaux (les grottes). Mais surtout il faut en faire comprendre le vertige : le principal sujet du tableau est un plafond, un immense plafond sombre avec une petite lueur de fond. Les personnages ne sont qu’éléments superfétatoires, anecdotes impuissantes qui s’agitent. Des plans de films (tels les plafonds bas dans Citizen Kane d’Orson Welles) peuvent aider à saisir la contre-plongée fermée. D’autres vues de réclusions et d’autres utilisations symboliques de la lumière permettent de montrer l’aspect sensible de quelqu’un qui ne sait pas quel sera son sort, en décrivant les lieux de l’enfermement, de la coupure au monde, au temps et à l’espace. Disons-le, trois ou quatre tableaux seraient ainsi isolés et documentés par divers biais et divers types d’œuvres ou d’images, cela donnerait une autre dimension et ouvrirait l’exposition. Dans l’ouvrage aussi, l’aspect lénifiant du catalogue au sens ancien du terme, avec ce long défilement de notices, mériterait d’être rompu avec quelques dossiers en rupture avec une maquette beaucoup plus dynamique et des vues diverses permettant de saisir la richesse visuelle et sémantique des œuvres choisies.
De surcroît, le travail d’Hubert Robert se révèle très diversifié. Il est le peintre du basculement entre deux époques, descriptif et quasi photographique pour des non-sujets dans la peinture traditionnelle comme plus tard Edward Hopper (les barreaux d’une fenêtre de prison) ou ce que la photographie d’extérieur apportera : du détail, du rien comme les remblais des premières photographies de la guerre de Crimée. Mais Hubert Robert est aussi un fantastique visionnaire (l’incendie de Londres), un poète des ruines bien sûr (la « poétique des ruines » décrite par Denis Diderot), un génie du passage du temps, avec des individus absorbés par les paysages, des cadrages multiples comme dans Personnages dans une baie à Saint-Pierre de Rome en 1764 (du Musée de Valence, qui a régulièrement célébré Hubert Robert).
Nous n’avons décidemment pas épuisé le sujet avec les quelques pistes esquissées. Voilà donc un peintre important qui mérite d’être « accompagné ». En effet, sa facture et les sujets représentés sont loin de l’univers visuel contemporain. Il serait dommage cependant de ne pas aider à passer la barrière des siècles pour saisir l’importance et la variété de son œuvre. Hubert Robert a tant de choses à nous montrer. Cela peut être directement grâce à l’exposition actuelle du Louvre, indirectement par le livre, ou parce qu’on prend la peine de tenir le visiteur par la main pour l’ouvrir à des perspectives insoupçonnées. A notre époque où nous basculons d’un monde à l’autre, plus que jamais, Hubert Robert nous parle de lui, de son époque mais aussi de messages universels qui nous touchent et font sens maintenant. Passons le temps avec Hubert Robert !
Hubert Robert, Corridor de la prison Saint-Lazare, peinture à l'huile sur toile, 1794 (Collection Musée Carnavalet, photo X-DR)