
La fin de la vérité ?
Les événements récents (l’élection de Donald Trump à la présidence des Etats-Unis), succédant à tant d’autres convergents, nous conduisent à interroger le statut de la véracité des faits à l’ère du cumul médiatique.
La notion de « vérité » est mise à mal par trois pratiques : la pratique (religieuse ou idéologique) qui postule qu’une seule vérité choisie est la bonne en excluant les autres par principe ; l’usage du mensonge comme outil de base cynique pour arriver à ses fins ; le doute et le questionnement scientifique des faits.
La Vérité instituée du premier cas de figure est une attitude des plus anciennes. Elle ne cessera pas. Toute la question désormais réside entre les intégristes prosélytes, qui veulent convertir tout le monde à leur dogme en réfutant et en réprimant les autres façons de penser, et celles et ceux qui ont adopté une vision du monde en tolérant que d’autres aient une vision différente. En ce qui concerne la compréhension et le décryptage de leurs messages, les choses sont assez simples à analyser. On ne peut pas d’ailleurs dire qu’ils mentent : ils voient un arbre et disent que c’est une maison. Ce n’est pas une maison si nous recoupons les observations mais nous savons que ces personnes regardent les arbres comme des maisons. Propagande et publicité sont les enfants de cette conviction.
La Vérité à géométrie variable vient bousculer ces catégories ancrées. Elle succède au mensonge idéologique ou au mensonge stratégique (François Mitterrand changeant de politique économique et parlant de « rigueur » en disant que rien ne change). Le discours à géométrie variable est celui des avocats, payés pour mentir. Défendant une cause, leur parole est à géométrie variable, tendue dans ce but. Et cela a gagné la sphère médiatique : le passage de l’écrit à l’oral correspond à une régression des concepts et des procédés. La nouvelle société de l’oralité, où l’écrit devient transcription de l’oral, accompagne l’explosion de la notion de vérité. Ce n’est même plus une question de conviction mais de convenance : on assène délibérément n’importe quoi avec aplomb, peu importe que tout soit démenti ensuite ou que le fact checking contredise. La télé-réalité a triomphé où n’importe quoi sert au marketing, à maintenir l’attention, à se vendre. Trump est un bon produit pour les médias du monde entier, meilleur que l’intello Clinton.
La Vérité questionnée de la démarche scientifique consiste à interroger les faits. Pour les images, nous savons que le contexte de la saisie et par qui, ou les voies de sa diffusion, sont souvent plus importants que l’image elle-même. Nous savons aussi que les mêmes images peuvent être interprétées de façon totalement opposée (en cas de conflit militaire ou d’affrontement politique). La démarche scientifique consiste donc à interroger, à confronter les points de vue, à vérifier expérimentalement. Le doute ontologique est l’honneur de la science et l’écarte du scientisme, qui est une idéologie de la science.
La notion de « vérité » est ainsi en très mauvaise posture. Auscultée noblement par la démarche scientifique, soupesée, comparée, elle n’a aucune importance pour les religieux et idéologues de la Vérité instituée et ces nouveaux bateleurs sur écran de la Vérité à géométrie variable.
Cette situation est grave dans la mesure où nous risquons d’aboutir à des sociétés morcelées, émiettées, tant chaque groupe adopte un point de vue exclusif niant tous les autres. Voilà pourquoi il importe, plus que jamais, de lutter pour une réévaluation des modèles sociaux en affirmant la prééminence des savoirs scientifiques : une Résistance des savoirs, une Knowledge Pride. Au-delà de toutes les convictions personnelles légitimes, qu’est-ce qui peut rassembler les humains si ce n’est la pratique de la science et l’éducation rationnelle ? Sans en faire une nouvelle religion (le scientisme), d’autant que science et scientifiques sont aussi instrumentalisés pour des raisons commerciales ou politiques, voilà notre plus petit dénominateur commun, voilà la seule chose sur laquelle tous les humains peuvent s’accorder. Nous allons développer rapidement la chose.
Une défense des savoirs, une défense de l’éducation à des savoirs évolutifs et critiques (la conception de l’Histoire, par exemple, évolue et les regards historiques aussi) sont des impératifs prioritaires pour construire une aventure humaine capable d’affronter collectivement les périls environnementaux et un vivre-en-commun qui ne soit pas fondé sur l’antagonisme, les guerres physiques et médiatiques.
Les événements que nous vivons ne sont ainsi pas juste le signe d’un refus de la mondialisation financière et de l’uniformisation consuméristes des cultures. Dans notre réalité locale-globale, ces raidissements nationaux contestent lourdement le rapport au réel et risquent de faire exploser en autant d’égoïsmes conflictuels et autistes les comportements humains. Par refus de voir que l’essentiel se joue dans les choix locaux et la solidarité planétaire, on s’arc-boute sur des schémas nationaux qui ne sont jamais que des concepts nés au XIXe siècle.
Défendre des traditions choisies et diverses, penser les échanges de façon stratifiée, voilà qui devrait structurer l’évolution mondiale. En commençant par un retour au local, à la démocratie locale : c’est cela qui est à refonder avec des économies diversifiées (on ne vit pas en forêt laotienne ou à Limoges comme à New York) dans les villages ou les quartiers des mégalopoles, pour arrêter ces zones laissées pour compte et ces individus vulnérables, en souffrance, parce qu’ayant perdu toute attache culturelle. La misère n’est pas que pécuniaire, elle est souvent d’abord morale, dans la perte des repères et la dépréciation de soi. Arrêtons les génocides culturels pour des peuples réduits à un consumérisme addictif.
Reculturons ! Les médias, les scientifiques, les politiques, les créatrices/teurs et les pédagogues soucieux du pluralisme et du futur de l’aventure humaine commune devraient alors sonner le tocsin : oui, il est temps de redonner des valeurs. Oui, il est scandaleux que le mot « intello » soit devenu une insulte dans nos écoles quand nos savant(e)s et nos créatrices/teurs sont inconnus. Oui, arrêtons de parler de « stars » pour des guignols méprisables et d’ « élite » pour des personnes qui ont juste la puissance financière ou politique. Oui, il est temps de faire des « Knowledge Pride » et de fonder le lien entre les peuples sur la connaissance. Oui, l’éducation à tout âge est cruciale. Oui, les médias ont besoin d’apprendre sans cesse et les scientifiques de s’interroger.
La fin de la recherche de la vérité des faits serait l’avènement généralisé des guerres physiques, commerciales et médiatiques.