LE TEMPS DE LA DEQUALIFICATION

L’accumulation planétaire d’images, texte et sons et leur circulation exponentielle ont plusieurs conséquences directes. Les plus évidentes sont l’obsolescence généralisée et la déqualification avec perte de tout repère. D’autant que notre ubiquité constante ne s’est pas accompagnée d’un effort éducatif à tout âge pour offrir des bases en histoire du visuel et des méthodes d’analyse. Elle ne s’est pas non plus accompagnée d’efforts pour multiplier les médias-relais, les médias intermédiaires, géographiques ou thématiques qui trient et proposent entre les milliards d’expressions individuelles et les médias minoritaires dans lesquels les mêmes informations très restreintes et les mêmes personnages tournent en boucle.

 Au début des années 2000 (en 2003), dans le cadre des activités de l’Institut des Images, l’un des ancêtres de ce site (imageduc.net) avait mis en place un Baromètre européen des médias, premier outil comparatif de mesures statistiques des contenus, dont la synthèse fut publiée à La Découverte dans Inventer l’actualité. La construction imaginaire du monde par les médias internationaux. Nous avions pointé juste. Pourquoi ? Au temps du n’importe quoi et des fameuses « vérités alternatives » (évoquées récemment sur decryptimages), il apparaît de plus en plus clairement que les humains se séparent aujourd’hui essentiellement entre deux visions du monde : une vision figée, d’exclusion, autoritaire et propagandiste qui n’a rien à faire avec les faits (religieuse ou non d’ailleurs) et une vision qui conçoit le vivre ensemble comme une défense de la diversité, biodiversité ou culturodiversité (religieuse ou non).

 Dans le cadre de la défense de la diversité et des libertés publiques –qui est clairement la perspective de decryptimages.net--, nous ne pouvons alors que soutenir tous les efforts visant à la mise en place de médias intermédiaires et aussi de mesures des vecteurs d’information. Ainsi en France, même si l’initiative vient d’un journal (Le Monde) --donc d’un média partie prenante de l’objet d’étude--, le récent baromètre Décodex (lemonde.fr/verification/) est une initiative intéressante, qui devrait se multiplier. Nous nous apercevons en effet tardivement que publicité et propagande ont envahi la guerre mondiale médiatique à l’œuvre aujourd’hui.

Voilà pourquoi le combat de la pertinence est devenu prioritaire. Voilà pourquoi la qualification des images importe davantage que les images elles-mêmes, pour tous les types d’images. C’est ce à quoi nous appelons sans cesse.

 Cela est d’autant plus important que la nécessité de médiatisation (ce qui n’est pas vu, n’existe pas) a dévoyé les méthodes et l’éthique scientifiques. Ne parlons pas simplement de leur instrumentalisation par l’argent en finançant et en orientant les recherches, mais aussi grâce à une dérive. Dans le marketing des news au sein du flux continu, l’oubli est règle et le commentaire prime sur l’étude. Ainsi, des philosophes, sociologues, psychanalystes autoproclamés font du journalisme avec une aura scientifique ne reposant sur aucune recherche autre que leur éventuel brio oral. Mais cela s’est répandu dans toutes les sciences, notamment les sciences humaines. Désormais, d’obscurs tâcherons souterrains ou des étudiant(e)s exploité(e)s réalisent de longs travaux que d’autres pillent sans vergogne et sans citer personne. C’est la piraterie généralisée. Désormais aussi, des esprits futés construisent hâtivement des thèses à partir d’une conclusion choisie pour faire des articles à scandale qu’ils appellent des livres.

 Les sciences sont donc fortement touchées par la déqualification. Et pourtant aujourd’hui, face à la perte des repères et aux vérités auto-proclamées, quel est le seul terrain sur lequel les humains peuvent échanger comme base de leur vivre en commun, si ce n’est le terrain scientifique ? Pas le scientisme, la religion de la science, mais ce grand mouvement évolutionniste qui est celui des recherches critiques et expérimentales aptes à donner des éléments d’appréciation du monde, de compréhension et de choix individuels et collectifs.

 Voilà pourquoi, de même qu’il faut urgemment qualifier l’espace médiatique et donner des repères, il est très urgent de requalifier l’espace scientifique. Cela changera probablement la visibilité publique et offrira des surprises étonnantes sur les contenus et les pratiques. A quand un Décoscientex ?