decryptcult #06, l’édito de Laurent Gervereau

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Notre thème du mois : l'histoire instrumentalisée ?

Quand se développe l'histoire dite globale, nous constatons que la science historique française s'est beaucoup fourvoyée dans sa partie visible depuis les années 1980, s'obnubilant de questions nationales vues avec étroitesse, qui l'ont provincialisée. Parallèlement, dans l'ombre (et souvent invités hors-frontières d'ailleurs), des chercheurs préparaient le futur en travaillant par exemple sur les questions coloniales et post-coloniales, les migrations, les images comme sources historiques, l'histoire du visuel... Dans le même temps, commémorations ciblées et inflation mémorielle se développaient.

Tâchons de faire un point rapide ici sur les écueils du passé et les pistes de recherches à encourager pour le futur.

Trois phénomènes se sont avérés pénalisants : l'insistance sur le "roman national", construction mythique identitaire du XIXe siècle, provoquant une sorte de post-modernisme historique, une histoire au second degré étriquée quant à son objet ; du coup, des corpus de recherche bloqués sur la dimension hexagonale au lieu d'appréhender les mouvements et les échanges (appréhension nécessaire d'ailleurs pour traiter du sujet national – sujet qui a bien sûr une parfaite nécessité et légitimité) ; enfin, la vogue de la notion de "mémoire", qui est tout à fait différente du travail historique et peut même en constituer la négation instrumentalisée.

Sans vouloir trop développer, lançons alors trois propositions de chantiers apparaissant nécessaires aujourd'hui pour que la science historique, notamment en France, continue d'aider à la compréhension du passé et du présent par des travaux heuristiques.

Le retour au travail historique, d'abord. Après le "devoir de mémoire", affirmons le "besoin d'histoire". Même si on s'intéresse souvent au passé pour des raisons contemporaines, la recherche et les questionnements de l'Histoire rassemblent, quand les mémoires peuvent diviser. L'Histoire interroge en effet le passé de tous. La mémoire défend la perception d'individus et de groupes et porte en elle le danger d'affrontements des communautés. La mémoire reste cependant un document d'histoire "incarné", un objet d'étude pour les historiens. 

Le changement de dimension méthodologique ensuite. Sur notre planète locale-globale, il existe désormais la nécessité d'une Histoire stratifiée, locale-régionale-nationale-continentale-terrestre. Au temps des migrations physiques et virtuelles construisant des identités imbriquées, les repères temporels doivent prendre en compte ces cercles concentriques géographiques pour parler d'ici et de partout. De toute façon, nous sommes les héritiers, depuis l'apparition d'homo sapiens en Afrique, de grands systèmes de migrations, d'influences, d'échanges et de conflits. Comment alors bâtir autrement l'Histoire que dans sa dimension locale-globale ?

Les sources de l'Histoire enfin. Il importe de résolument sortir des sources textuelles (qui ne sont qu'une partie minoritaire des traces du passé) pour banaliser toutes les formes de sources iconographiques et sonores. Ce faisant, il sera prioritaire d'enseigner enfin une histoire générale de la production visuelle humaine, incluant l'histoire des arts, pour donner des repères à l'ère d'Internet où tout s'accumule de façon indifférenciée sur le même écran. La circulation et la production exponentielle d'images/sons/textes de toutes les époques, de toutes les civilisations et sur tous supports nécessitent en effet de restituer leur caractéristiques temporelles, géographiques et par type d'image.

Nous le voyons, tout bascule et les recherches qui semblaient périphériques deviennent le centre de nos préoccupations. Les institutions sont en retard, mais vont devoir prendre cela en compte. La génération des jeunes chercheurs s'engouffre sur ces pistes, mettant en adéquation la nature des sources conservées et les méthodes d'analyse pour des travaux innovants qui bousculent les disciplines, travaux dont nous avons impérieusement besoin.

Laurent Gervereau
Mister Local-Global (www.gervereau.com)